Un ver qui sait se rendre invisible
Des dizaines d’années de découvertes et de recherches au ROM ont finalement abouti à l’identification d’une nouvelle espèce fossile appartenant à un mystérieux groupe d’invertébrés marins carnassiers, toujours en existence, appelé « chétognathes ». Capinatator praetermissus, expression dont la traduction littérale est « animal nageur à crochets longtemps passé inaperçu », a été trouvé dans les schistes de Burgess, le célèbre site de la Colombie-Britannique datant d’il y a 508 millions d’années. Sa description, publiée le 3 août 2017 dans la revue scientifique Current Biology, revêt une importance particulière, car elle prouve que les chétognathes primitifs étaient beaucoup plus imposants et possédaient un plus grand nombre d’épines autour de la bouche que les espèces contemporaines, minuscules et de nature essentiellement planctonique. L’étude repose sur la plus vaste collection au monde (la mieux conservée aussi) de spécimens de ce petit embranchement, et la nouvelle espèce est l’un des exemples les plus anciens de chétognathes fossiles connus de la science.
Les chétognathes forment un embranchement assez énigmatique d’invertébrés marins. Leur appellation, en grec, signifie « mâchoires velues », aux crochets très apparents qui en encerclent la bouche. Le corps translucide à la forme fuselée les rend extrêmement difficiles à voir, même dans les meilleures conditions. Pointues, les griffes sont presque aussi longues que la tête et s’écartent incroyablement vite pour se projeter vers l’avant et se refermer sur tout ce qui a le malheur de se trouver à portée du ver. Que les chétognathes soient si petits est heureux. En effet, ces invertébrés ne peuvent nous nuire, pas plus qu’aux animaux plus gros qu’eux : ils ne mesurent que quelques millimètres de long.
Les chétognathes abondent dans le plancton et on les retrouve dans la plupart des océans, des fonds abyssaux aux mares d’eau salée. Bien que planctoniques et ne pouvant lutter contre les courants violents, ces vers capturent leurs proies en se propulsant grâce à leur délicates « nageoires » latérales et caudale. Les chétognathes sont un maillon important de la chaîne alimentaire. Ils dévorent d’autres espèces de plancton avant de connaître le même sort de la part de plus gros animaux, notamment le rorqual bleu, le plus grand animal sur Terre!
On recense actuellement environ 120 espèces de chétognathes, mais on comprend encore mal ce qui les rattache sur le plan de l’évolution, surtout en rapport avec le reste des animaux. Malheureusement, les fossiles sont peu nombreux, car le ver est surtout composé d’eau, si bien que, le plus souvent, seuls ses crochets subsistent, dans le meilleur des cas. Qu’ils se préservent si mal explique l’intérêt remarquable de la collection d’environ 50 chétognathes fossilisés du Cambrien, en assez bon état pour être décrits scientifiquement. Ces fossiles datant de près de 508 millions d’années ont été récoltés entre 1983 et 2016, à différents endroits, dans les schistes de Burgess (Colombie Britannique), par des chercheurs du Musée royal de l’Ontario. Fait surprenant, les vers préhistoriques sont beaucoup plus impressionnants que leurs descendants modernes. Le plus gros spécimen fait au moins dix centimètres de long. Vingt-cinq paires de crochets, environ, encadrent la bouche, soit au moins le double de ceux que possèdent les spécimens contemporains. Pour ses proies, l’animal devait être terrifiant! Les nouveaux fossiles nous apprennent que les chétognathes du Cambrien étaient de belle taille et vivaient sans doute à proximité du plancher océanique, car les écoulements de boue les ensevelissaient parfois avec d’autres organismes benthiques. La miniaturisation des chétognathes actuels et leur mode de vie planctonique sont sans doute les résultats de l’évolution.
Bien que les premiers chétognathes recueillis par le ROM remontent à 1983, leur description officielle est plus récente. En effet, passer de l’empreinte plate des fossiles comme celle des chétognathes récupérés dans les schistes de Burgess à une reproduction en relief de l’apparence probable de l’animal dans la vie n’est pas chose facile. Il faut comparer les nombreux spécimens enfouis à des angles différents pour se faire une idée de leur anatomie et chaque nouvelle découverte en apprend un peu plus aux chercheurs. Les techniques de photographie et d’analyse se sont aussi perfectionnées récemment, ce qui a considérablement facilité l’interprétation. Mon collègue, Derek Briggs, de l’Université Yale, a débuté ses travaux sur les premiers spécimens en 1983 - ceux découverts par mon prédécesseur, Desmond Collins. Puis, il y a quelques années, le Pr Briggs et moi avons décidé que le moment était venu de rendre publiques les importantes découvertes du ROM sur lesquelles nous travaillions depuis si longtemps. Nous avons baptisé l’espèce fossile venant des schistes de Burgess Capinatator praetermissus, expression qui évoque en partie la longue période écoulée avant qu’on publie enfin la description de l’animal. Le nom du genre, Capinatator, rappelle la manière dont le ver agrippe ses proies en nageant, tandis que le nom de l’espèce, praetermissus, signifie « oublié » ou « passé inaperçu ». Les origines de la biodiversité actuelle remontent au Cambrien. Ajouter la description d’un nouvel animal illustrant un embranchement entier – celui des Chaetognatha (ou chétognathes) – revêt donc une importance particulière dans les efforts déployés pour comprendre la biologie de l’évolution. Maintenant que sa description a été publiée dans la revue Current Biology, ce ver plutôt cauchemardesque possède un nom bien à lui et sa place sur une des branches de l’arbre phylogénétique des animaux. Certains spécimens seront intégrés à la future Galerie de l’aube de la vie. Les visiteurs pourront donc voir de leurs propres yeux ces fossiles si longtemps demeurés dans l’oubli.