Habelia, un prédateur de la préhistoire avec une « tête multifonction »
Cédric Aria
Chercheur postdoctoral
Décrit pour la première fois en 1912, Habelia optata est l’un des plus énigmatiques à avoir été découvert dans les schistes de Burgess, gisement fossilifère de la Colombie-Britannique d’une richesse exceptionnelle qui remonte au Cambrien moyen, soit il y a 508 millions d’années (voir Habelia optata sur le site du ROM consacré aux schistes de Burgess pour un aperçu). Cette nouvelle étude s’inscrit dans un vaste programme de réévaluation des arthropodes (invertébrés au corps segmenté et articulé) trouvés dans les schistes de Burgess, sur lequel j’ai travaillé lors de mon doctorat, à l’Université de Toronto et au Musée royal de l’Ontario (ROM). Jean-Bernard Caron, conservateur principal en paléontologie des invertébrés au ROM, qui était aussi mon directeur de thèse, et moi venons de terminer une nouvelle description détaillée de l’espèce, en nous inspirant essentiellement d’une abondance de données inédites, abritées au Musée, ainsi que de la collection Walcott originale, gardée au National Museum of Natural History de Washington (D.C. ).
Fossile de Habelia optata de la collection du Musée royal de l’Ontario. Ce spécimen montre de manière spectaculaire une partie des énormes mâchoires (« gnathobases ») situées sous le bouclier céphalique. Remarquez les longues épines dorsales greffées au thorax. ROMIP64359 Photo : Jean-Bernard Caron, © Musée royal de l’Ontario
Fossile de Habelia optata du Musée royal de l’Ontario. Sur ce petit spécimen, on distingue très bien la longue queue en deux sections (à gauche) et la plupart des nombreux appendices, y compris les mâchoires aux longues dents, sous le bouclier céphalique. Les projections ramifiées visibles à l’avant (à droite) seraient les éléments extérieurs, partiellement « détachés », des appendices de la tête. ROMIP64357. Photo : Jean-Bernard Caron © Musée royal de l’Ontario
Par la suite, Joanna Liang a été chargée de réaliser une illustration technique précise du fossile, notamment une animation en trois dimensions, durant la maîtrise ès sciences en communications biomédicales qu’elle suivait à l’Institut des sciences médicales de la faculté de médecine, à l’Université de Toronto. Il aura fallu près de 18 mois de va-et-vient entre l’illustratrice et nous, les paléontologues, pour aboutir à ce qui peut être considéré comme l’une des reconstitutions en relief techniquement les plus délicates d’un animal du Cambrien, parmi tous ceux déjà décrits.
Schémas de Habelia optata (type A). A. Vue ventrale de la tête. L’appendice postérieur droit a été retiré pour mieux montrer la morphologie des mâchoires (« gnathobases »). B. Vue latérale. C. Vue dorsale. D. Vues frontale, latérale et postérieure (de gauche à droite) des membres séparés du thorax. Croquis de Joanna Liang © Musée royal de l’Ontario
Animation de Habelia optata – Mâchoires et membres de la tête
illustrant la complexité du mécanisme d’alimentation
Avec l’aimable autorisation de Joanna Liang © Musée royal de l’Ontario
Disponible sur YouTube en français
https://www.youtube.com/watch?v=9NaiVSF_Mxk&feature=youtu.be
Animation de Habelia optata – vue à 360 degrés
illustrant la structure spectaculaire de son corps
Avec l’aimable autorisation de Joanna Liang © Musée royal de l’Ontario
Disponible sur YouTube en anglais
https://www.youtube.com/watch?v=J27le3Ldel0
Film montrant la reconstitution de Habelia optata, de l’observation des fossiles au modèle 3D
Un lointain parent des chélicérates… aux allures de mandibulé
En résumé, la tête extrêmement complexe de Habelia constituait un organe sensoriel d’une efficacité étonnante, cumulant aussi les fonctions de préhension et de mastication d’un animal durophage (se nourrissant de carapaces et de coquilles dures). Prédateur actif, Habelia arpentait vraisemblablement le fond des mers cambriennes à la recherche de petites proies, dont peut-être de petits trilobites. D’après notre étude, Habelia optata appartient aux chélicérates, un des deux grands groupes d’arthropodes modernes (qui comprend les araignées, les scorpions, les limules et les acariens). Il s’agit d’un cas spectaculaire et unique en son genre de convergence morphologique avec les mandibulés (dont font partie les crevettes, les crabes, les chilopodes et les insectes), autre sous-embranchement des arthropodes modernes. Par « convergence morphologique », on entend le phénomène par lequel des organes d’origine différente évoluent pour finir par se ressembler, souvent parce qu’ils avaient des fonctions comparables. Les ailes des ptérosaures, des chauves-souris et des oiseaux, par exemple, témoignent d’une telle convergence, leur évolution ayant suivi un cheminement distinct dans chaque groupe. Chez Habelia, la convergence morphologique est un peu plus poussée, car les similitudes fonctionnelles que le genre partage avec les mandibulés résultent principalement de l’évolution de membres différents.
Illustration montrant l’évolution convergente des particularités de la tête chez Habelia (A) et des mandibulés prédateurs (B : Isopode, C : Chilopode). Bien que leur origine diffère sur le plan de l’évolution, ces caractères, chez Habelia, avaient des fonctions analogues. En vert : organes sensoriels/tactiles; en orange : mastication; en bleu : préhension/manipulation.
(A) : Joanna Liang © Musée royal de l’Ontario; (B) : © Buz Wilson, Australian Museum; (C) : © Gregory Edgecombe
Un corps cuirassé, mobile et efficace
Habelia optata est un arthropode d’environ deux centimètres de longueur au corps bardé d’une armure. Aussi grande que le corps, sa queue se compose de deux éléments articulés. L’exosquelette est couvert de nombreux dards ou tubercules arrondis, tandis que l’arrière de la tête est hérissé de longues épines.
Le corps est segmenté en trois : la tête, le thorax et la région post-thoracique (il ne s’agit pas d’un abdomen au sens technique du terme). La tête s’avère particulièrement complexe, avec trois sortes d’appendices : on pense que la paire la plus à l’avant, atrophiée, annonce les chélicérates; viennent ensuite cinq paires d’appendices ultra spécialisés, remplissant diverses fonctions; enfin, tout à fait à l’arrière, se trouve une septième paire d’appendices de plus grande taille. Les appendices du second groupe sont faits d’une grosse plaque pourvue de dents (gnathobase) servant à la mastication, d’un élément ressemblant à une patte pourvu de soies et d’épines, pour la préhension, et d’un dernier tronçon, plus élancé, qui fait office d’organe sensoriel ou tactile. Cette dernière section n’est pas entièrement « attachée » au reste de l’appendice comme elle devrait l’être (on ignore aussi comment elle était fixée à la tête), une condition très étrange pour un arthropode.
Le thorax compte cinq paires de pattes locomotrices biramées. Les appendices arrondis qui émaillent la région post-thoracique servaient dans doute à la respiration.
Que s’est-il passé?
Les chélicérates sont des animaux très communs. Les araignées, les scorpions, les faucheux (opilions), les acariens et le limule en font partie. Tous possèdent une tête dotée de cinq paires de pattes et de deux appendices buccaux, à l’avant, employés pour débiter les aliments : les chélicères. Ces caractères les distinguent de l’autre grand groupe d’arthropodes modernes que sont les mandibulés, dont la tête porte des antennes sensorielles et des appendices modifiés pour mastiquer la nourriture. Au nombre des mandibulés figurent les crevettes, les crabes, les chilopodes (mille-pattes) et les insectes. Chez les mandibulés qui se nourrissent d’autres arthropodes ou d’animaux à carapace (donc durophages) tels les homards, les crabes et les chilopodes, les appendices de la tête (les mandibules surtout) sont formés de plaques qui, par leur robustesse, facilitent le broyage.
Lors de notre réexamen de Habelia optata, assistés notamment de fossiles inédits du Musée royal de l’Ontario, nous nous sommes rendu compte que cet arthropode des schistes de Burgess, si énigmatique depuis tant de temps, était en réalité un proche parent de l’ancêtre des chélicérates. Bien qu’ils ne semblent pas former de pinces, les membres les plus à l’avant de Habelia sont petits et se distinguent des cinq autres paires d’appendices fixées à la tête. On peut donc supposer qu’il s’agit d’une forme primitive de chélicères. La septième paire d’appendices, à l’arrière de la tête, contribue aussi à expliquer l’origine des structures correspondantes, modifiées, qu’on observe chez les chélicérates : les petits appendices appelés « chilarium » du limule, par exemple.
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Phylogenèse (arborescence) simplifiée illustrant le lien entre Habelia et d’autres arthropodes. L’étude révèle que Habelia optata est un lointain parent des chélicérates, groupe qui inclut les araignées, les scorpions, le limule et les acariens. Diagramme © Cédric Aria
PANCRUSTACÉS (crustacés et insectes)
Myriapodes
Chélicérates
Habelia optata
Trilobites (et parents)
Animalocarides
Toutefois, nous avons découvert que Habelia a convergé de façon remarquable avec les mandibulés durophages. En effet, plus modestes, les appendices situés derrière les « proto-chélicères » ne sont pas des pattes ambulatoires. Épineux, ils servent plutôt à la préhension et sont attachés à des plaques d’une taille exceptionnelle, employées pour la mastication et appelées « gnathobases ». Contrairement à ce qu’on observe chez le limule, ces plaques se chevauchent et suivent parallèlement de près la face ventrale de la tête, comme chez les mandibulés. Ici, les ramifications extérieures de ces appendices (exopodes), absentes chez les chélicérates modernes, sont très présentes et se sont modifiées pour devenir de souples appareils sensoriels rappelant les antennes des mandibulés. Par ailleurs, la septième paire d’appendices, à l’arrière de la tête, semble remplir une fonction analogue à celle des maxillipèdes, ces pattes-mâchoires supplémentaires des mandibulés qui aident les autres membres de la tête à manipuler les aliments.
Rappelons que ces similitudes ne sont pas toutes dues au fait que Habelia se trouve près du point de divergence entre les chélicérates et les mandibulés. Elles résultent en partie d’une modification secondaire de fonctions déjà propres aux chélicérates, de par leur nature. Combinée à d’autres facteurs comme le grand nombre d’appendices céphaliques, la transformation de cette partie des membres en pseudo-antennes et la forme des segments du tronc laissent croire que les chélicérates doivent leur origine à une morphologie d’une plasticité étonnante.
Grâce à cette tête, à la structure exceptionnelle, et aux pattes locomotrices du tronc, fort bien développées, on peut dire que Habelia et les espèces apparentées (connues grâce aux vestiges incomplets conservés aux É.-U. et en Australie) étaient de petits prédateurs qui s’activaient sur le plancher des mers cambriennes, chassant les trilobites immatures ou de petite taille ainsi que d’autres animaux à coquille. Ceci ne fait que renforcer l’importance d’une carapace ou d’une coquille durant la multiplication explosive des espèces au cours du Cambrien et nous en apprend davantage sur les écosystèmes de l’époque en illustrant une autre forme de relation prédateur-proie, ainsi que l’impact déterminant qu’elle a eue sur l’avènement des arthropodes modernes.
Lien vers l'article papier (accès ouvert) : https://bmcevolbiol.biomedcentral.com/articles/10.1186/s12862-017-1088-7
Couverture médiatique
http://www.cbc.ca/news/technology/habelia-fossil-burgess-shale-1.4460279
Pour en savoir plus sur les schistes de Burgess :
- Site Web : Les schistes de Burgess, Musée virtuel du Canada, un projet du Musée royal de l’Ontario et de Parcs Canada
- Aperçu de l’Aube de la vie, une nouvelle galerie du Musée royal de l’Ontario
- Parc national Yoho — Visites guidées des schistes de Burgess