« The Origins of Chintz », retour sur l’exposition des années 1970
« L’indienne… le tissu exotique qui a fasciné l’Europe…si populaire que l’Angleterre et la France l’ont interdit … ce tissu a révolutionné l’industrie de l’impression textile en Europe. »
C’est ainsi que s’exprimaient les auteurs de la brochure accompagnant la grande exposition du ROM, « The Origins of Chintz » (Les origines de l’indienne), inaugurée en avril 1970, il y a près d’un demi-siècle. L’exposition, qui occupait toute la partie centrale du rez-de-chaussée – l’actuelle Galerie Currelly –, présentait près de cent imposantes cotonnades indiennes.
De nos jours, le terme « indienne » évoque plutôt des cotonnades bon marché ou des motifs floraux recherchés, mais, du 16e siècle au début du 19e siècle, l’indienne est un tissu de luxe aux couleurs et aux motifs inédits. Les artisans indiens mettront en effet des milliers d’années à inventer des techniques ingénieuses permettant de fixer des teintures éclatantes sur le coton, utilisant des formules chimiques complexes que la science moderne n’est toujours pas parvenue à élucider complètement. Aussi bien les coupons représentant des motifs floraux répétés que les grandes tentures murales aux scènes narratives complexes comportent un décor éblouissant. Ces indiennes sont exportées par terre et par mer vers l’Asie et l’Afrique depuis au moins le Moyen Âge.
En Europe, où l’on ne connaissait que le lin, la soie et la laine, les cotonnades indiennes – légères, lavables, aux couleurs et aux motifs éclatants – font sensation dès leur apparition au 16e siècle. La mode de l’indienne à motif floral s’impose alors dans la haute société, autant dans l’habillement des hommes et des femmes que dans la décoration des chambres à coucher : les murs et les lits à baldaquin sont couverts de grandes pièces de tissu appelées palempores, dont un grand nombre représente des arbres géants en fleurs. Dès 1796, la Compagnie anglaise des Indes orientales réalise plus de profits avec ses importations de textiles qu’avec les épices. Bientôt, ce nouveau tissu haut en couleurs se retrouve chez les gens de toutes les classes et de tous les âges.
La moitié des cent objets présentés lors de l’exposition provenaient des grandes collections du ROM et, en particulier, du don effectué en 1934 par la succession Harry Wearne (1852-1929), un créateur de textiles et de papier peint d’origine britannique. Le musée londonien Victoria & Albert (V&A) avait également prêté près de quarante pièces majeures, dont l’unique « lit Garrick ». Cette literie en indienne est célèbre autant pour son caractère majestueux que pour la correspondance passionnée envoyée par M. Garrick aux autorités douanières londoniennes afin de les implorer de lui remettre ses tissus. Ils avaient été saisis après la prohibition des cotonnades indiennes dans le but de protéger l’industrie britannique. Quelques autres chefs-d’œuvre, y compris une tenture du 17e siècle provenant d’un palais du Deccan, seront prêtés par le Metropolitan Museum of Art et le Cooper Hewitt Design Museum de New York et le Musée des arts appliqués de Vienne, en Autriche.
L’exposition, et le catalogue éponyme chaleureusement accueilli, ont été le point culminant d’une collaboration entre le ROM et le V&A et surtout entre deux conservateurs : Katherine B. « Betty » Brett et John Irwin. Depuis les années 1950, Brett et Irwin effectuaient, chacun de son côté, des recherches sur les cotonnades indiennes. Ayant découvert leur intérêt commun, ils conjugueront leurs efforts. L’un des principaux points de départ de l’exposition consistait à retracer les origines multiples et entremêlées des motifs classiques de l’indienne, tel celui de l’arbre en fleurs, qui n’a pas uniquement été imaginé en Inde, mais est également issu de l’imagination des Occidentaux. Ainsi, des exemples de motifs floraux brodés occidentaux et de motifs exotiques chinois imaginaires ont été envoyés aux artisans indiens, qui les ont transformés, tout en accentuant leur caractère exotique à l’intention de leur clientèle européenne.
Le 6 avril 1970, John Irwin, venu spécialement à Toronto pour l’occasion, a prononcé le discours d’ouverture lors du gala d’inauguration de l’exposition, couronnant ainsi près de vingt années de collaboration entre le ROM et le V&A.
En avril 2020, le ROM présentera de nouveau sa célèbre collection d’indiennes dans le cadre d’une exposition qui sera accompagnée d’un nouveau catalogue, rédigé par une équipe internationale. Bien des choses ont changé depuis 1970. Nous savons à présent que l’Europe occidentale ne représentait qu’un petit marché pour les cotonnades indiennes. En effet, depuis au moins le 8e siècle de notre ère, l’Afrique et l’Asie, notamment, l’Égypte, la Thaïlande, l’Iran, le Japon et l’Indonésie, recherchaient avec avidité les cotonnades indiennes et ont, de ce fait, influencé les répertoires de motifs des artisans indiens. Si les origines des motifs de l’indienne sont nombreuses, cet art et l’évolution des techniques complexes de sa réalisation sont entièrement indiens. L’exposition à venir compte également montrer que l’histoire de l’indienne n’a pas pris fin en 1850, quand l’Europe est enfin parvenue à exporter des imitations industrielles des originaux indiens et à s’emparer de nombreux marchés à l’étranger. Les artisans indiens ont continué, durant tout le 20e siècle et jusqu’à aujourd’hui, à innover au plan du design, des couleurs et de la mode, revitalisant leur art un peu partout en Inde.