TORONTO, ONTARIO (Canada) – Des paléontologues de l’Université de Toronto et du Musée royal de l’Ontario (ROM) ont découvert une nouvelle espèce de fossile qui permet de mieux comprendre les origines des mandibulates, le groupe d’organismes le plus abondant et diversifié sur Terre auquel appartiennent des animaux aussi familiers que les mouches, les fourmis, les écrevisses, les cloportes et les mille-pattes. La revue Nature a publié aujourd’hui une étude annonçant cette découverte.
Cet animal, que les chercheurs ont appelée Tokummia katalepsis, est un nouvel arthropode fossilisé exceptionnellement bien conservé. Les arthropodes sont un groupe omniprésent d’invertébrés dotés d’exosquelettes durcis et de membres segmentés. Tokummia documente pour la première fois en détail l’anatomie des premiers mandibulates, sous-groupe extrêmement diversifié d’arthropodes ayant une paire d’appendices spécialisés appelés mandibules, utilisés pour saisir, broyer et couper la nourriture. Les mandibulates comptent des millions d’espèces et représentent l’une des plus grandes réussites évolutives et écologiques de la vie sur Terre.
« Malgré l’impressionnante diversité des mandibulates aujourd’hui, ce groupe était jusqu’alors énigmatique », affirme Cédric Aria, principal auteur de l’étude, titulaire depuis peu d’un doctorat décerné par le département d’écologie et de biologie évolutive de l’Université de Toronto. Aujourd’hui, M. Aria poursuit une recherche postdoctorale à l’Institut de géologie et de paléontologie de Nanjing, en Chine. « Auparavant, nous ne possédions que de rares indications sur l’aspect des premiers arthropodes dotés de mandibules, et rien sur ce qui aurait pu être d’autres traits essentiels, à l’origine de la diversification inégalée de ce groupe. »
Tokummia katalepsis, l’un des plus grands prédateurs du Cambrien, vivait dans une mer tropicale grouillante de vie et mesurait plus de 10 cm de long. Les chercheurs en ont conclu qu’en raison de ses robustes pattes antérieures, ce nageur occasionnel préférait les fonds marins, comme aujourd’hui les homards et les squilles. Les spécimens proviennent de roches sédimentaires d’il y a 508 millions d’années, près du canyon Marble, dans le parc national Kootenay, en Colombie-Britannique. On a recueilli la plupart des exemplaires utilisés pour cette étude lors de vastes recherches sur le terrain dirigées par le ROM en 2014.
« Ce nouveau prédateur spectaculaire, l’un des plus grands arthropodes du canyon Marble dont le corps mou est particulièrement bien préservé, s’ajoute aux nombreux animaux étranges qui datent de l’explosion cambrienne, période de changement évolutif rapide qui a commencé voilà une demi-milliards d’années, lorsque la plupart des groupes importants d’animaux sont apparus pour la première fois, dans les archives fossiles » déclare Jean-Bernard Caron, coauteur de l’article, conservateur principal de paléontologie des invertébrés au ROM et professeur agrégé aux départements d’écologie, de biologie évolutive et de sciences de la Terre à l’Université de Toronto.
L’analyse de plusieurs fossiles, après une préparation mécanique et photographique poussée au ROM, montre que Tokummia était doté de grandes mandibules dentelées ainsi que de grosses pinces antérieures spécialisées, appelées maxillipèdes, qu’on retrouve chez les mandibulates modernes.
« Tokummia possède des pinces grandes mais délicates et complexes, dont la forme rappelle un ouvre-boîte avec deux dents terminales sur un article, et l’autre article courbé vers elles. Mais nous pensons qu’elles étaient trop fragiles pour servir à manipuler des animaux à petites coquilles. Elles servaient sans doute davantage à capturer des proies de bonne taille à corps mou, en se cachant peut-être dans la boue. Une fois la proie déchirée par les épines sous le tronc, les mandibules ont pu servir d’outil révolutionnaire pour découper la chair en petits morceaux, faciles à digérer » précise M. Aria.
Le corps de Tokummia se compose de plus de 50 petits segments recouverts d’une grande carapace bivalve semblable à une coquille. L’animal possède, à la base subdivisée de ses membres de minuscules projections appelées endites, que l’on trouve dans les larves de certains crustacés et qui, pense-t-on aujourd’hui, ont grandement contribué à l’évolution des diverses pattes des mandibulates, voire aux mandibulates eux-mêmes. Les nombreux segments de leur corps rappellent les myriapodes, groupe qui comprend les mille-pattes, les diplopodes et leurs parents.
Tokummia katalepsis vivait dans une mer tropicale grouillante de vie. Les chercheurs en ont conclu qu’en raison de ses robustes pattes antérieures, ce nageur préférait les fonds marins, comme aujourd’hui les homards et les squilles.
« Cependant, souligne M. Aria, pour un animal marin, il manque à Tokummia la seconde antenne caractéristique des crustacés, ce qui témoigne d’une convergence étonnante avec les mandibulates terrestres. »
L’étude a aussi permis de résoudre la question des affinités avec d’autres fossiles emblématiques des schistes de Burgess au Canada, plus d’un siècle après leur découverte. « D’après notre étude, plusieurs autres fossiles des schistes de Burgess, tels que Branchiocaris, Canadaspis et Odaraia, forment avec Tokummia un groupe d’arthropodes semblables à des crustacés que nous pouvons maintenant classer à l’origine de tous les mandibulates » ajoute Cédric Aria.
Le nom de l’animal provient du ruisseau Tokumm, qui traverse le canyon Marble, dans le nord du parc national Kootenay, et du mot grec signifiant « saisissant ». Le gisement fossilifère du canyon en 2012 fur decouvert lors d’une mission dirigée par le ROM. Ce lieu fait partie du gisement fossilifère des schistes de Burgess, qui s’étend au nord jusqu’au parc national Yoho, dans les Rocheuses canadiennes. Le Musée royal de l’Ontario est le dépositaire de tous les spécimens au nom de Parcs Canada.
Les gisements fossilifères des schistes de Burgess se trouvent dans les parcs nationaux Yoho et Kootenay, en Colombie-Britannique. L’UNESCO a d’ailleurs inscrit les schistes de Burgess sur la liste du patrimoine mondial en 1980. Parcs Canada est fier de préserver ces sites paléontologiques d’importance mondiale et de collaborer avec des scientifiques de pointe pour mieux connaître et comprendre cette période critique de l’histoire terrestre. Parcs Canada intègre sans cesse les nouvelles données scientifiques dans ses programmes d’éducation et d’interprétation relatifs aux schistes de Burgess, offrant entre autres des randonnées guidées dans ces endroits exceptionnels.
L’article intitulé « Burgess Shale fossils illustrate the origin of the mandibulate body plan » fait état des résultats de l’étude. Les fonds de recherche proviennent d’abord d’une subvention à la découverte (n° 341944) octroyée à M. Caron par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, ainsi que de bourses accordées par le ROM pour des fouilles.