Tokummia, une nouvelle espèce fossilière des schistes de Burgess retrace l'origine des diplopodes, des crabes et des insectes

Des étudiants travaillent sur un site de fossiles à flanc de montagne.

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Cédric Aria

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Blogue de Cédric Aria, récent titulaire d’un doctorat décerné par le département d’écologie et de biologie évolutive de l’Université de Toronto. Après avoir travaillé au ROM, il poursuit maintenant une recherche postdoctorale à l’Institut de géologie et de paléontologie de Nanjing, en Chine.

De nos jours, nous percevons souvent la science comme un progrès linéaire. De plus en plus, dans les livres et les médias, la créature scientifique va de l’avant, dévorant les découvertes, l’une après l’autre, pour rester en mouvement et en bonne santé. Mais la science peut être lente, allant dans un sens, parfois sans but, même si elle revient à l’occasion à son premier sentier.  

Berceau du bizarre et du familier, la faune marine des schistes de Burgess, qui remonte à un demi milliard d’années, illustre depuis longtemps de telles flâneries intellectuelles, parfois au plus haut niveau de la classification animale – tels Hallucigenia, Nectocaris ou Haplophrentis. Cependant, les arthropodes (groupe extrêmement diversifié d’invertébrés dotés de membres articulés), en dehors des classiques et ancestrales « curiosités étranges » dont le corps n’est pas articulé comme Opabinia ou Anomalocaris, se sont en général prêtés à des revirements moins spectaculaires, mais davantage à de « petits ajustements ».

Maintenant, il semble que les emblématiques « arthropodes bivalves », parmi les tout premiers fossiles découverts par Charles Walcott dans les schistes de Burges – esquissés dans son carnet de notes de 1909 –, ont une nouvelle histoire dynamique à raconter.

Le coupable s’appelle Tokummia katalepsis. Jean-Bernard Caron, mon ancien directeur de thèse de doctorat et conservateur principal en paléontologie des invertébrés au ROM, et moi même venons de publier un article à son sujet dans la revue scientifique Nature. En 2012, sous la direction du ROM, une équipe de chercheurs, d’étudiants et de bénévoles a trouvé pour la première fois Tokummia près du canyon Marble, au parc national Kootenay, en Colombie-Britannique. À l’époque, j’amorçais mon doctorat; c’était donc le moment idéal pour participer à une expédition sur le terrain dans les Rocheuses. Ce canyon a été creusé par le ruisseau Tokumm, visible depuis le gisement fossilifère de l’autre côté de la vallée, qui a donné son nom au genre du nouvel arthropode.

Nous avons eu besoin de cette saison féconde sur le terrain en 2012, d’une autre saison intense au gisement en 2014 et de la recherche au ROM – où sont conservées les collections des schistes de Burgess et du canyon Marble et où j’ai eu un bureau –, soit plus de deux autres années pour enfin produire un manuscrit prêt à soumettre. On peut dire que Tokummia a été un séduisant compagnon de doctorat, diplôme que j’ai obtenu voilà quelques mois à peine, avant de déménager à Nanjing, en Chine, où je poursuis des recherches postdoctorales.
    
Même si le spécimen de fossile découvert en 2012 a déjà attiré l’attention, nous n’avions pas à l’époque trouvé assez de matériaux pour progresser vraiment ou penser pouvoir le faire. Mais en 2014, Tokummia est vite devenu « la vedette » du gisement. Tandis que nous fendions ces grandes plaques de schiste à l’aide de marteaux-piqueurs comme ceux utilisés pour construire des routes, les spécimens de Tokummia, gros comme un poing, brillaient lorsque les rayons de soleil inondaient la surface de la roche, volant la vedette à Yawunik et à Sidneyia. Il était clair que cet animal allait nous en apprendre beaucoup, et nous connaissions l’enjeu que représentent les arthropodes bivalves. En fin de compte, Tokummia a dépassé toutes nos attentes.

fossil rock

Devant les deux valves, ce qui distingue dès l’abord Tokummia, ce sont ses grandes pinces, invitation à appeler l’espèce katalepsis, qui signifie en grec « agrippant, saisissant ». Ces pinces sont plutôt spécialisées : l’un des articles (celui qui est fixe, appelé pouce) se termine par deux dents, et l’autre (le mobile, appelé doigt) comporte un bord tranchant et une extrémité recourbée. En regardant ces appendices, j’ai immédiatement pensé à un ouvre-boîte. Malgré leur forme, ces pinces ne semblent pas assez fortes pour manipuler les carapaces ou coquillages plus durs, comme ceux des trilobites. Je pense plutôt que Tokummia se nourrissait d’arthropodes plus petits à corps mou ou de vers Oesia, qui abondent au canyon Marble.
 

Image of fossil


 

Fossil Image

 

Cependant, le trait le plus critique était enfoui sous la carapace, et il l’est resté longtemps après la collecte des spécimens et nos tentatives de comprendre l’importance de cette espèce. Même après plusieurs jours d’intenses préparatifs du fossile au cours desquels la découverte de chaque nouvel appendice suscitait beaucoup de joie ainsi que des théories originales, nous ne savions pas (du moins avec certitude) qu’il se trouvait là. Je parle des mandibules, qu’on a finalement trouvées dans une mue, avec de mystérieuses mais très importantes projections sur les membres appelées « endites ».  

Pourquoi les mandibules comptent-elles autant? C’est le trait diagnostique le plus clair qui donne son nom à un vaste groupe d’arthropodes appelé mandibulates, lequel comprend les mille-pattes, crevettes, pouces-pieds et cloportes, ainsi que des millions d’insectes. On peut dire que les mandibules sont les « mâchoires » des arthropodes et prennent plusieurs formes, comme les plaques dentelées ou lames dentaires protubérantes que vous avez peut-être déjà vues chez certains insectes. Mais nous pensons qu’elles tirent toutes leur origine d’un seul ancêtre et ont favorisé la prospérité inégalée des Mandibulates. Quant aux « endites », on les trouve aujourd’hui habituellement dans les larves de crustacés, mais Tokummia donne à penser qu’il s’agirait de vestiges des bases de membres divisées en plusieurs sous-segments. Ce trait, lui aussi caractéristique des Mandibulates, aurait facilité la diversification morphologique des pattes des animaux de ce groupe ainsi que l’apparence des mandibules mêmes.
 

Illustration

Lorsque Walcott a décrit pour la première fois les grands arthropodes bivalves des schistes de Burgess, il les considérait comme des crustacés – selon les normes actuelles, cela fait d’eux des mandibulates, mais ce concept était encore brumeux à l’époque. On avançait d’autres traits que les mandibules (type de carapace, forme du corps, morphologie supposée des membres), même s’ils n’étaient pas toujours très précis ni conformes aux exigences des taxonomistes de crustacés.

Dans les années 1970, qui ont vu de nouvelles descriptions des animaux des schistes de Burgess sous la direction de Harry Whittington, de l’Université de Cambridge, Derek Briggs a remarqué de telles incohérences. La description alors donnée des arthropodes bivalves correspondait en partie seulement à notre conception moderne des crustacés. Compte tenu de la difficulté à trouver des « têtes » de crustacés typiques, notamment des mandibules, on s’est écarté d’une telle classification.

Cette migration a atteint un paroxysme avec la publication, au début des années 2000, d’un article qui classait ces espèces bivalves parmi les premiers « vrais arthropodes » (avec des appendices et des corps articulés), d’après une interprétation stricte des têtes connues comme ayant une ou deux paires d’appendices. Ces espèces auraient donc représenté des arthropodes très anciens (terme préférable à celui de « primitif »), saut important (vers le bas de leur arbre de vie) par rapport à leur représentativité de groupe moderne tel que les crustacés. D’autres auteurs ont largement rejeté ce point de vue, au point d’en faire une hypothèse récurrente au moment d’élaborer de nouvelles théories sur l’évolution des arthropodes.

Tokummia jette un caillou (ou une carapace) dans ce bassin d’idées (appelé paradigme en philosophie des sciences), et les remous rapportent de vieilles feuilles sur le rivage. Non que ces mandibules et ces membres épineux font de Tokummia un crustacé, mais nous pensons que cet animal, ainsi que ses parents bivalves, comptent parmi les premiers Mandibulates – et certainement les mieux connus de ces formes anciennes. Ils nous parlent de l’origine des espèces modernes et ne peuvent pas être les premiers arthropodes.
 

diagram

Mandibulata, Miracrustacea (y compris les insectes), Vericrustacea (y compris la plupart des crustacés), Myriapoda (y compris les mille-pattes et les diplopodes), Tokummia katalepsis, Chelicerata (y compris les araignées et les acariens), Radiodonta (y compris les Anomalocaris)
 

 


Tokummia : cycle de marche
Cette animation montre Tokummia marchant au fond de la mer.
Photographie : Animation en 3D de Lars Fields

Animation en 3D de Tokummia : rotation
Cette animation montre Tokummia dans une rotation à 360 degrés. 
Photographie : Animation en 3D de Lars Fields

Communiqué

 

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