Le lac Crawford à Milton, en Ontario, se distingue à l’échelle internationale. Un groupe de chercheurs l’a désigné comme le site pouvant jalonner l’amorce de l’Anthropocène, une période géologique nouvelle marquant l’empreinte globale profonde de l’action humaine récente.
Le 11 juillet 2023, le Groupe de travail sur l’anthropocène (GTA) a propulsé le lac Crawford au devant de la scène. Ce lac a supplanté 11 sites candidats, et on l’a désigné comme le cadre idéal pour le « golden spike », terme anglais évoquant le crampon doré inaugural d’un chantier de voie ferrée, référence mondiale dans le registre stratigraphique terrestre, marquant la naissance d’un nouveau chapitre géologique.
Guidé par les chercheurs principaux du projet — la professeure de Sciences de la terre de l’Université Brock, Francine McCarthy, son confrère Martin Head et le professeur Tim Patterson de l’Université Carleton — un escadron d’experts parsemé à travers différentes institutions scrute assidûment les sédiments annuellement stratifiés préservés au tréfonds de ce lac. Leur mission ? Déceler des preuves solides de la « Grande accélération », cette époque marquée par une exploitation effrénée des ressources, un essor démographique vertigineux et des impacts environnementaux ressentis au milieu du XXe siècle.
Le GTA, sous l’égide de la Commission internationale de stratigraphie, a découvert des signes d’un grand basculement dans les systèmes terrestres à cette période. Les conditions y ont radicalement changé par rapport à celles de l’Holocène, qui avait débuté il y a presque 12 000 ans à la suite de la dernière ère glaciaire.
Le GTA compte soumettre sa proposition à la Sous-commission de stratigraphie du quaternaire et à la Commission internationale de stratigraphie pour qu’on reconnaisse la fin de l’époque de l’Holocène et l’aube du Crawfordien en tant que première âge de l’Anthropocène. L’adoption de la proposition par une supermajorité dans ces deux instances consacrerait l’Anthropocène comme l’époque la plus récente, et le lac Crawford s’ajouterait à plus de 70 autres « points de repère dorés » qui, tout autour de la planète, délimitent les périodes géologiques.
« Conservation Halton a pris possession du lac Crawford dans les années soixante, et ce lac contribue depuis à la recherche locale et internationale », souligne Hassaan Basit, président et chef de la direction de cet organisme. « Dans les années soixante-dix, des traces de pollen de maïs retrouvées dans les sédiments ont signalé un village autochtone datant de 600 ans, dont nous avons reconstitué les maisons longues au bénéfice des visiteurs. Les nouvelles révélations géologiques offrent un regard plus vaste, à l’aune planétaire, sur les récits relatés par le lac Crawford. Ces histoires locales et universelles sont d’une immense importance — elles éclairent notre passé, tissent des liens avec notre présent et esquissent les possibilités de demain. »
Les professeurs McCarthy et Patterson ont mené à bien trois missions d’échantillonnage des sédiments au lac Crawford entre 2019 et 2023 à la tête d’une équipe pluridisciplinaire rassemblant des chercheurs du Musée canadien de la Nature, du Musée Royal de l’Ontario, de l’Université Queen’s et d’autres institutions universitaires et gouvernementales.
Les couches préservées au fond du lac, comparables aux anneaux d’un arbre, ont révélé une étroite corrélation entre les tests d’armes nucléaires menés dans l’océan Pacifique entre les années 1950 et 1963 et le « signal de retombées de plutonium » détecté dans les carottes de sédiments étudiées en laboratoire. Cette signature radioactive au plutonium, présente dans d’autres échantillons prélevés ailleurs dans le monde, coïncide avec la période de « Grande accélération » et se positionne ainsi comme le marqueur principal définissant le début de l’Anthropocène.
Les carottes de sédiments ont également révélé la présence d’autres indicateurs biologiques et environnementaux, tels que des diatomées microscopiques et des chrysophycées, ainsi que des marqueurs chimiques. Ces découvertes étayent les preuves de changements à grande échelle dans l’atmosphère terrestre et d’autres systèmes depuis 1950. C’est pourquoi le lac Crawford se profile comme un candidat idéal pour marquer le début de l’Anthropocène. Les résultats de ces recherches scientifiques ont été publiés dans The Anthropocene Review (Volume 10, numéro 1, 2023).
« Le lac Crawford offre un terrain de recherche scientifique exceptionnel, a souligné la professeure McCarthy. Ses qualités méromictiques rares empêchent le mélange des couches d’eau. Par conséquent, les eaux profondes, froides et préservées qui résident juste au-dessus du fond du lac, permettent la conservation précieuse de dépôts de sédiments annuels que nous pouvons prélever avec soin en utilisant des techniques de carottage. Ces échantillons, une fois décongelés, peuvent être analysés pour identifier les changements géologiques au fil du temps et retracer leur histoire. »
« Je suis honoré de collaborer avec les gardiens autochtones du lac Crawford et d’être entouré d’une équipe de chercheurs de haut niveau pour ce projet historique, a déclaré le professeur Patterson. Je suis fier que mon laboratoire ait pu apporter son expertise en collecte et en analyse des carottes de sédiments congelés pour contribuer à cette entreprise. Les étudiants de mon équipe ont analysé les couches annuelles remarquablement préservées dans le registre sédimentaire du lac Crawford, permettant d’établir une chronologie annuelle précise et de documenter les variations annuelles de la productivité du lac ainsi que les influences paléoclimatiques sur les dépôts sédimentaires. Ce travail nous a permis de retracer de manière claire l’histoire de l’Anthropocène telle qu’elle est enregistrée dans le lac. »
Que l’Anthropocène soit officiellement reconnu en tant qu’époque géologique ou non, les carottes de sédiments prélevées et les collections de recherches du lac Crawford seront conservées pour la recherche scientifique dans les collections permanentes du Musée canadien de la nature et du Musée Royal de l’Ontario. On sauvegardera ainsi une importante pièce à conviction témoignant de l’impact humain et des changements planétaires.
Citations
« L’inclusion officielle de l’Anthropocène dans l’échelle des temps géologiques envoie un message clair sur l’ampleur du changement planétaire qui a eu lieu au milieu du XXe siècle : une augmentation de la population, du dioxyde de carbone et d’autres facteurs climatiques, amplifiée par les avancées technologiques. Ces changements se poursuivent et représentent une menace pour notre avenir. S’opposer à cette reconnaissance pourrait être perçu comme un refus de l’importance de ces transformations cruciales. »
— Martin Head, président du Conseil des sciences de la terre, Brock University et vice-président de la sous-commission de l’ICS sur la stratigraphie du Quaternaire.
« Si un Point stratotypique mondial est choisi, cela permettrait de donner une structure à l’Anthropocène, passant d’une simple période évoquée dans la culture populaire et par de nombreux scientifiques à une époque géologique officiellement reconnue. Un tel choix signifierait que l’impact des activités humaines sur la Terre est suffisamment significatif pour être enregistré dans les archives géologiques. Si cette vision se concrétise, la désignation du Point stratotypique mondial témoignera des efforts de l’équipe du lac Crawford, et nous espérons qu’elle mettra en lumière l’ampleur des activités humaines actuelles à l’échelle planétaire, créant ainsi une nouvelle urgence de changement positif. »
— Brian Cumming, professeur et chef (biologie), Université Queen’s et codirecteur du laboratoire de recherche et d’évaluation environnementale paléoécologique (PEARL).
« Le lac Crawford nous chuchote des histoires. Il détient des témoignages précieux sur notre atmosphère, nous offrant un récit à la fois local et mondial de notre passé. Nos connaissances sur le village du lac Crawford et l’Anthropocène sont directement issues de notre petit lac singulier, et nous lui en sommes profondément reconnaissants. »
— Brad Howie, coordonnateur de la didactique autochtone, Conservation Halton.
« Le projet de recherche du lac Crawford a mis en lumière des preuves cruciales des impacts humains, tant locaux que régionaux et mondiaux, sur l’environnement du lac au fil du temps. Le Musée canadien de la nature est fier de collaborer avec ses partenaires pour veiller à ce que l’histoire de ce petit lac demeure un point de référence essentiel pour comprendre l’importance de l’Anthropocène. »
— Danika Goosney, Ph.D., présidente-directrice générale, Musée canadien de la nature.
« Si les objets d’un musée sont des histoires, alors les carottes de sédiments du lac Crawford sont des épopées — des récits de centaines d’années de changements géologiques, gravés dans la terre et figés dans le temps. Mais elles sont également, de manière plus simple, un rappel poignant de l’impact profond de l’humanité sur notre planète. »
— Josh Basseches, administrateur et PDG du Musée royal de l’Ontario.
« La Terre a toujours enregistré, bien que de manière imparfaite, son évolution et les transformations de ses habitants à travers la fiche stratigraphique mondiale. Des sites particuliers, tels que le lac Crawford, démontrent que ce processus se poursuit jusqu’à nos jours, permettant à la géologie de se mêler à l’histoire et à la compréhension de notre environnement. Il est fréquent que les sédiments lacustres servent de témoignage des changements environnementaux passés, mais ce qui rend les lacs comme le lac Crawford si exceptionnels, ce sont les dépôts stratifiés annuellement qui offrent un enregistrement extrêmement précis des changements qui se sont produits dans le passé. »
— Simon Turner, associé principal de recherche, University College London et secrétaire du groupe de travail sur l’Anthropocène de la sous-commission de l’ICS sur la stratigraphie du Quaternaire
Le lac Crawford, en quelques lignes
Le lac Crawford fait partie de la zone de conservation, l’un des huit parcs gérés par Conservation Halton, qui est intégré à la réserve de biosphère mondiale de l’Escarpement du Niagara de l’UNESCO. L’enregistrement des sédiments du lac Crawford a permis une première découverte majeure : la présence de pollen de maïs datant des XIIIe aux XVe siècles. Cette découverte a conduit à la mise au jour de vestiges archéologiques d’un village wendat ou attawandaron précolonial. Afin de sensibiliser le public à l’histoire autochtone de la région, trois maisons longues de ce village ont été reconstruites à leur emplacement d’origine, offrant des programmes, des expositions, des jardins et des ateliers développés en collaboration avec des partenaires des Premières Nations. Le parc compte également des marécages importants, de vieux cèdres et des habitats abritant des espèces en danger, tout en offrant un espace vert précieux et 18 km de sentiers de randonnée pour la communauté environnante.
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