Le cycle de vie d’un nouveau fossile. Venez rencontrer un ancien cousin du polychète.
Karma Nanglu
Vous êtes-vous déjà demandé comment on en vient à décrire un nouveau fossile? Avez-vous déjà ramassé un ver de terre, un jour de pluie, en vous demandant d’où venait cet animal »? Dans ce blogue du ROM, je vous expliquerai petit à petit la description du fossile exceptionnellement bien préservé d’une nouvelle espèce, découverte dans les schistes de Burgess datant d’il y a un demi-milliard d’années, et je vous présenterai quelques outils et techniques employés pour étudier les spécimens issus de ce fameux site. Ce « cycle de vie » d’un fossile – de sa découverte à sa description – nous conduira des Rocheuses, en Colombie-Britannique, à une vitrine du Musée royal de l’Ontario, où chacun pourra l’admirer.
Je m’appelle Karma Nanglu et je suis doctorant à l’Université de Toronto et au Musée royal de l’Ontario. Avec mon directeur de thèse Jean-Bernard Caron, conservateur principal en paléontologie des invertébrés, nous avons décrit une nouvelle espèce de ver marin (polychète), découverte dans les schistes de Burgess, un site fossilifère des Rocheuses canadiennes. Notre description vient d’être publiée dans Current Biology, et en a même fait la couverture. Bien que vivant dans l’océan, cet animal antédiluvien est un lointain parent des vers de terre qui habitent dans votre jardin. Son anatomie est unique et nous raconte l’évolution de la tête des vers (voir le communiqué publié sur l’importance de cette étude ici).
Le fossile de la nouvelle espèce a été découvert en 2012, au canyon Marble, dans le parc national Kootenay, en Colombie-Britannique, plus précisément dans les célèbres schistes de Burgess, dans les Rocheuses canadiennes. C’est une équipe du ROM pilotée par M. Caron qui a fait cette découverte. Les schistes de Burgess apportent la preuve du phénomène appelé « explosion du Cambrien », car ils illustrent pour la première fois de façon irréfutable la présence de la plupart des groupes modernes d’animaux jamais retrouvés dans les archives fossiles. En 2014 et 2016, M. Caron a dirigé deux autres expéditions du ROM au canyon Marble, pour un total d’environ trois mois de fouilles, et j’ai eu la chance d’en faire partie.
Globalement, nous avons observé plus de 20 000 animaux fossilisés au canyon Marble, dont plus de 500 de la nouvelle espèce dont la description a été rendue publique aujourd’hui. La découverte de ce ver est remarquable en soi, car les fossiles d’invertébrés sont beaucoup moins fréquents que ceux d’autres animaux pourvus de structures plus dures tels les os (c’est le cas des vertébrés comme les dinosaures), un exosquelette (les arthropodes comme les insectes et les crustacés) ou une coquille (les mollusques, tels les escargots). Faute de savoir à quoi ils ressemblaient au départ et ignorant comment ils ont changé au fil des ères géologiques, on connaît souvent mal l’évolution de nombreux groupes d’animaux au corps mou. L’incroyable abondance du nouveau polychète et d’autres fossiles d’invertébrés au canyon Marble souligne la nature hors du commun des schistes de Burgess. Dans ma thèse de doctorat, j’analyserai ces observations, y compris celles portant sur l’espèce nouvellement décrite, afin de mieux comprendre la faune qui vivait dans le canyon Marble, il y a 508 millions d’années.
La photo ci-dessous est l’« holotype » du tout nouveau Kootenayscolex barbarensis, c’est-à-dire le spécimen retenu pour servir de modèle et auquel tous les autres seront comparés afin d’établir s’ils font ou pas partie de la même espèce. Le spécimen n’est pas seulement magnifique en raison de ses caractéristiques finement préservées, mais aussi parce qu’en le voyant, les chercheurs ont su immédiatement qu’il appartenait au groupe des « annélides » ou « vers annelés ».
Parmi les annélides d’aujourd’hui figurent les vers de terre et les sangsues, mais aussi toute un éventail de vers marins appelés « polychètes », qui vous sont peut-être moins familiers, même s’ils occupent une place primordiale dans de nombreux écosystèmes océaniques. Il existe des polychètes de toute forme et de toute taille. On les observe dans tous les milieux d’eau salée imaginables, ou presque : des plages des Tropiques à l’Arctique, et des cheminées hydrothermales aux eaux libres de l’océan. Kootenayscolex est l’un des représentants les plus anciens du groupe. Il arpentait les fonds marins il y a 508 millions d’années.
Donner un nom à une nouvelle espèce fait partie intégrante de la démarche scientifique. C’est souvent aussi une de ses facettes les plus amusantes. Dans ce cas, nous avons choisi pour la première partie du nom un terme qui révèle la provenance du fossile (le parc national Kootenay) et le type d’animal (« scolex » signifie ver, en grec). La deuxième partie du nom rend hommage à Barbara Polk Milstein, qui milite depuis longtemps en faveur des fouilles et de la recherche dans les schistes de Burgess au canyon Marble.
À l’époque de la formation des schistes de Burgess, les animaux étaient beaucoup plus petits qu’aujourd’hui et Kootenayscolex ne fait pas exception à la règle, puisqu’il mesurait environ 2,5 cm de longueur. Comme il est difficile d’examiner des organismes minuscules, les scientifiques recourent à divers instruments. La première étape pour obtenir une image claire de l’animal consiste à apprêter le fossile. Quand la roche qui les emprisonne se fend, les fossiles sont rarement parfaits. Aux schistes de Burgess, on commence par retirer la gangue qui enveloppe l’animal en utilisant un micro-instrument à graver qui ne va pas sans rappeler le foret d’un dentiste. Le fossile est ensuite examiné au microscope, sous divers éclairages qui font ressortir les détails de son anatomie. D’autres méthodes d’imagerie, plus pointues, sont également mises à contribution. Ainsi, nous avons recouru à une technique appelée « cartographie élémentaire » pour déterminer quels éléments avaient été préservés autour du spécimen. De cette façon, nous pouvons nous faire une idée de la manière dont ses différents tissus se sont fossilisés.
Les photos ci-dessous illustrent ce processus. Sur la première image, la pierre qui recouvrait le fossile et a dû être retirée apparaît en rouge; la deuxième montre l’animal tel qu’on le voit au microscope (il ne mesure que 1,5 cm de longueur); enfin, la dernière présente les résultats de la cartographie élémentaire avec, en vert, les parties qui nous intéressent pour la recherche.
Une fois définie la morphologie de la nouvelle espèce, les paléontologues collabore souvent avec des artistes pour faire revivre à un animal disparu depuis longtemps. Ici, nous avons sollicité l’aide de la paléoartiste Danielle Dufault pour deux réalisations distinctes. La première était un jeu de dessins techniques illustrant l’anatomie de Kootenayscolex. Notre description repose sur l’observation de centaines de spécimens plus ou moins complets et bien conservés, selon plusieurs angles. Bien que ces observations nous en disent long sur le fossile, il est difficile de résumer une telle masse d’informations avec précision et de façon succincte. Les diagrammes s’avèrent d’une aide considérable à cet égard, car ils attirent notre attention sur des éléments importants, tout en offrant une vue générale de l’animal.
La deuxième réalisation est la reconstitution du ver, c’est-à-dire l’interprétation artistique de l’animal de son vivant. Ici, Kootenayscolex a été ramené à la vie sous la forme d’un ver déployant ses organes sensoriels afin de sonder le terrain (apparemment, l’espèce était dépourvue d’yeux). Les soies au ras du sol servaient à la propulsion, celles situées à l’arrière constituant un moyen de défense contre les prédateurs. La couleur et la texture de la cuticule (couche protectrice externe du ver) s’inspirent de celles des polychètes d’aujourd’hui, comme les néréides.
Après ces innombrables heures de labeur, reste à rédiger la découverte en détail. Cette activité débouche sur des rapports extrêmement arides, que liront d’autres spécialistes du milieu scientifique (c’est le cas de l’article publié dans Current Biology), ou des communications de nature plus générale, destinées au grand public, comme ce blogue et le communiqué du ROM, ainsi que des entrevues avec les journalistes (liste des articles parus dans la presse ci-dessous). Arrive enfin le quart d’heure de gloire du nouvel animal quand, comme c’est le cas ici, il trouve sa place dans une vitrine de l’exposition « Aperçu de l’Aube de la vie », au ROM, que vous pourrez admirer au troisième niveau. Cette galerie se veut un avant-goût de la galerie sur l’origine des dinosaures en train d’être aménagée au musée.
En conclusion, je vous rappelle que le dimanche 28 janvier 2018 aura lieu au ROM le Festival des fossiles, destiné aux familles. Plusieurs chercheurs, dont je fais partie, parleront des recherches sur les fossiles menées au ROM et à l’Université de Toronto. J’espère que vous pourrez être des nôtres. Il me fera plaisir de répondre à vos questions sur les fossiles, les vers et les débuts de la vie animale!
Kootenayscolex barbarensis dans la presse :
Radio-Canada - Des fossiles d'anciens vers éclairent les chercheurs sur l'évolution des espèces
CBC News - More than 500 fossils of new ancient worm species found in B.C.
LiveScience - 508-Million-Year-Old Bristly Worm Helps Solve an Evolutionary Puzzle
National Post - New 508-year old bristle worm found at Burgess Shale fossil site in B.C.
Pour en apprendre davantage sur ces travaux et d’autres recherches relatives aux schistes de Burgess :
- suivez Karma Nanglu sur Twitter : @KNanglu;
- découvrez le site Web de Karma Nanglu : https://saccoglossus.wordpress.com/;
- lisez le communiqué du ROM : L’origine de la tête chez les annélides – une histoire pas piquée des vers.
L’article scientifique a été publié dans le périodique Current Biology sous le titre : A New Burgess Shale Polychaete and the Origin of the Annelid Head Revisited. DOI #10.1016/j.cub.2017.12.019
Site Web : Les schistes de Burgess, musée virtuel du Canada. Site du Musée royal de l’Ontario et de Parcs Canada
Musée royal de l’Ontario : Exposition « Aperçu de l’Aube de la vie »
Musée royal de l’Ontario : Projets des schistes de Burgess