Un petit poisson plein d’avenir

Posted: 18 juin 2014 à 8 h 52 , by ROM
Categories: 
Research, Histoire naturelle | Commentaires () | Commentaire
Reconstitution de Metaspriggina walcotti
Les fossiles témoignent de la diversité des premières formes de vie et des étonnantes transformations évolutives de la vie sur Terre. Ces changements se sont produits sur des périodes incommensurables pouvant dépasser des centaines de millions d’années. L’une des histoires les plus remarquables est peut-être l’évolution des vertébrés. Animaux dotés par définition d’une colonne vertébrale, ils regroupent de nos jours les poissons, les amphibiens (ou batraciens), les reptiles, les oiseaux et les mammifères, dont l’être humain bien sûr!
 
Dans notre article, Simon Conway Morris de l’Université de Cambridge et moi décrivons un poisson fossile ayant vécu il y a un demi-milliard d’années qui, selon nous, serait un important chaînon manquant des vertébrés primitifs. Nous l’avons publié dans le numéro du 11 juin 2014 de la revue Nature

 

De nouveaux fossiles constituent les premières preuves de l’apparition de mâchoires chez les poissons primitifs

 

Contexte

C’est au Cambrien, il y a environ 542 millions d’années, qu’apparaissent les premiers animaux complexes, dont les vertébrés et les représentants primitifs de la plupart des groupes d’animaux actuels. Les plus anciens fossiles de poissons au monde (datant de 515-520 millions d’années) ont été trouvés dans le biote de Chengjiang en Chine et sont dépourvus de mâchoires. Vieux de 505 millions d’années, Metaspriggina walcotti – découvert dans les schistes de Burgess au parc national Yoho en Colombie-Britannique, un site célèbre partout dans le monde, arrive bon second. C’est aussi un des fossiles de poissons les plus rares qui soient. Depuis la découverte des schistes de Burgess en 1909, on y a trouvé plus de 200 espèces et de 200 000 spécimens; seul Metaspriggina walcotti est cependant considéré comme un poisson. On n’avait trouvé au début que deux spécimens fragmentaires et en mauvais état de Metaspriggina, qui ne nous apprenaient pas grand-chose sur l’évolution des premiers vertébrés. Mais les choses ont bien changé…

Spécimens d’étude et découverte de nouveaux fossiles

Nous avons étudié une centaine de spécimens, remontant tous au Cambrien et provenant tous des schistes de Burgess ou de sites semblables (qui préservent exceptionnellement bien les tissus mous). Ces dépôts datent de 515 à 500 millions d’années. La plupart se trouvent dans les Parcs des montagnes Rocheuses canadiennes – sites du patrimoine mondial de l’UNESCO. Les spécimens les plus significatifs ont été exhumés dans une nouvelle section des schistes de Burgess, découverte en 2012 par une équipe dirigée par le Musée royal de l’Ontario près de la formation de Marble Canyon, dans le parc national Kootenay.

Fossil of Metaspriggina.

Nous avons aussi étudié 44 spécimens provenant d’un autre gisement dans le parc national Kootenay, au sud-est de Marble Canyon. Ils avaient tous été préservés dans la même dalle (toute une prise! voir les images ci-dessous); sept autres fossiles provenaient des schistes de Burgess dans le parc national Yoho. Tous ces spécimens étaient en général en mauvais état, tout comme les quatre parents possibles de Metaspriggina découverts dans l’est des États-Unis. Malgré cela, tous ces fossiles sont importants, car ils laissent croire que cette espèce était plus répandue qu’on ne le croyait dans les mers entourant l’Amérique du Nord au Cambrien.

Fossil Slab Fossil Slab

Sommaire des principales conclusions

Sept paires d’arcs branchiaux quasiment identiques (à gauche et à droite), composées d’une portion ventrale et d’une portion dorsale, sont merveilleusement conservées dans Metaspriggina, l’un des tout premiers vertébrés connus. Plus robuste que les autres, la première paire serait à l’origine des mâchoires.

Fossil of Metaspriggina.

Dans les années 1870, l’anatomiste Carl Gegenbaur a émis l’hypothèse qu’on retrouvait sans doute cette configuration d’arcs branchiaux chez le dernier ancêtre commun de tous les vertébrés. Bien que les biologistes aient souvent évoqué cet animal, on n’avait encore jamais trouvé de fossile venant confirmer sa théorie.

La première paire d’arcs branchiaux de Metaspriggina mènera à l’apparition des mâchoires des vertébrés, soutenues par la deuxième paire. Les cinq autres paires vont disparaître chez les vertébrés, sauf chez les poissons, où elles serviront surtout à la respiration (soutien des branchies) et à l’alimentation. Plus tard, certains os des mâchoires des mammifères se transformeront en osselets de l’oreille moyenne. On voit donc que l’évolution des arcs pharyngiens a eu une profonde influence sur la morphologie et le mode de vie des vertébrés modernes.

Notre étude prouve que les poissons à corps mou du Cambrien qui proviennent de Chine et d’Amérique du Nord se ressemblent et qu’ils pourraient appartenir à un groupe de poissons sans mâchoire datant de cette époque.

Conclusions sur Metaspriggina et son environnement

Metaspriggina nageant

Metaspriggina un poisson sans mâchoire à corps mou. Même si sa longueur ne dépassait pas celle d’un pouce humain (environ 6 cm), l’un de deux spécimens incomplets trouvés dans les schistes de Burgess laisse supposer qu’il aurait pu atteindre de 8 à 10 cm. Ce poisson avait une petite tête. La partie antérieure derrière la bouche était large, alors que sa partie postérieure était aplatie.

Dépourvu de squelette, il avait peut-être un crâne cartilagineux, ainsi que des petites structures annonçant les futures vertèbres (arcualies) et une tige flexible appelée notochorde. Ces deux structures font d’ailleurs partie de la colonne des vertébrés. Située à l’avant, sous et derrière les yeux, la bouche ouvrait sur une grande cavité interne flanquée de sept paires d’arcs pharyngiens cartilagineux qui servaient à la fois à filtrer les particules alimentaires et à respirer (les branchies se trouvaient sur les deuxième à septième paires d’arcs pharyngiens). Aplatie au sommet, la tête était pourvue de grands yeux munis d’une lentille. Disposés derrière les yeux dans l’axe central de l'animal, deux petits sacs olfactifs lui permettaient de percevoir ce qui se passait dans son environnement.

 

Animation © Phlesch Bubble

 

La présence partout sur son corps de tissus musculaires en W, typiques des vertébrés et semblables à ceux qu’on voit sur une darne de saumon, laisse croire que Metaspriggina nageait bien (reconstitution ci-dessus). Il se peut qu’il n’ait pas eu de nageoires ou qu’elles n’aient pas été préservées. Selon son mode d’alimentation et la position de ses yeux, il vivait sans doute près des fonds marins. En effet, la position supérieure de ses yeux servait sans doute à détecter les prédateurs chassant en eaux moins profondes et associe très probablement ce poisson à la faune benthique. Cette hypothèse est étayée par le grand nombre de fossiles de Metaspriggina qu’on découvre aujourd’hui et qui ont été conservés dans les coulées de boue turbulentes qu’on trouvait alors au fond de la mer. On a découvert avec eux plusieurs arthropodes de tailles, morphologies et habitats variés, dont peut-être des prédateurs géants tels qu’Anomalocaris, animal pouvait atteindre un demi-mètre de long, sinon plus. Des vers marins appelés polychètes vivaient aussi dans les fonds marins boueux.

Des projets?

Une nouvelle expédition dirigée par le Musée royal de l’Ontario retournera cet été au parc national Kootenay dans l’espoir de trouver de nouveaux sites et spécimens du Cambrien dans des gîtes de type schistes de Burgess. Ses membres voudraient exhumer, entre autres, de nouveaux fossiles de Metaspriggina et d’autres espèces de poissons. Même si nous comprenons beaucoup mieux cet animal qu’avant, nous nous posons encore des questions, en particulier sur son anatomie, sa préservation et sa répartition. Avait-il des nageoires? Présentait-il une forme de dimorphisme sexuel? Quelle était sa taille? Pourquoi le trouve-t-on plutôt dans certains sites que d’autres? Allons-nous découvrir de nouvelles espèces de poissons?

Fossil Quarry

Jean-Bernard Caron
Conservateur de la paléontologie des invertébrés
Musée royal de l’Ontario
 
Professeur agrégé
Écologie et évolution, Sciences de la Terre
Université de Toronto
 

Pour plus d’histoires sur les schistes de Burgess, consultez ce site Web bilingue primé :

https://burgess-shale.rom.on.ca/

REMERCIEMENTS

Tous les gîtes fossilifères visités sont protégés en vertu de la Loi sur les parcs nationaux. Nous avons obtenu de Parcs Canada le permis de recherche et de collecte YNP-2012-12054 pour recueillir nos fossiles et échantillons géologiques.
 
Nous tenons à remercier Todd Keith de Parcs Canada et Peter Fenton du Musée royal de l’Ontario pour leur soutien logistique.
L’expédition de 2012 à Marble Canyon a été financée par le Musée royal de l’Ontario (JBC), l’Université d’Uppsala et le Conseil suédois de la recherche (MS), le Collège Pomona (RRG), les subventions à la découverte du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (JBC #341944 et GM #311727) et la Fondation nationale des sciences américaine (RRG #EAR-1046233).
 

Metaspriggina dans les médias

Liste non exhaustive

Tom Spears, Ottawa Citizen Life before jaws: Meet your ancestor

Kate Allen, Toronto Star –  Incredible’ fossil find pinpoints a never-before-seen moment in the rise of our ancestors

Margaret Munro, Postmedia NewsFishing for evolutionary secrets in the Rocky Mountains

Emily Chung, CBC NewsAncient Rockies fish fossils reveal origin of jaws

Carrie Tait, The Globe and MailFeature key to evolution found in fossil in Canadian Rockies

Carl Zimmer, New York TimesA Long-Ago Ancestor: A Little Fish, With Incipient Jaws

Tia Ghose, Live Science –  Tiny Fish May Be Ancestor of Nearly All Living Vertebrates

El Mundo – Un pez de hace 500 millones de años desvela el origen de las mandíbulas en los vertebrados

Der Standdard.atEin Maul öffnet das Tor zur Welt

Русская планета Главрыба

Maxime Feutry, CitizenPost – Un poisson primitif à l’origine des mâchoires?

Joël Ignasse, Sciences et Avenir – Voici un des premiers poissons ayant existé

Centre canadien science et médiasDe nouveaux fossiles aux branchies étonnantes

Le Monde – Un poisson vieux de 505 millions d’années