Un petit poisson plein d’avenir
De nouveaux fossiles constituent les premières preuves de l’apparition de mâchoires chez les poissons primitifs
Contexte
C’est au Cambrien, il y a environ 542 millions d’années, qu’apparaissent les premiers animaux complexes, dont les vertébrés et les représentants primitifs de la plupart des groupes d’animaux actuels. Les plus anciens fossiles de poissons au monde (datant de 515-520 millions d’années) ont été trouvés dans le biote de Chengjiang en Chine et sont dépourvus de mâchoires. Vieux de 505 millions d’années, Metaspriggina walcotti – découvert dans les schistes de Burgess au parc national Yoho en Colombie-Britannique, un site célèbre partout dans le monde, arrive bon second. C’est aussi un des fossiles de poissons les plus rares qui soient. Depuis la découverte des schistes de Burgess en 1909, on y a trouvé plus de 200 espèces et de 200 000 spécimens; seul Metaspriggina walcotti est cependant considéré comme un poisson. On n’avait trouvé au début que deux spécimens fragmentaires et en mauvais état de Metaspriggina, qui ne nous apprenaient pas grand-chose sur l’évolution des premiers vertébrés. Mais les choses ont bien changé…
Spécimens d’étude et découverte de nouveaux fossiles
Nous avons étudié une centaine de spécimens, remontant tous au Cambrien et provenant tous des schistes de Burgess ou de sites semblables (qui préservent exceptionnellement bien les tissus mous). Ces dépôts datent de 515 à 500 millions d’années. La plupart se trouvent dans les Parcs des montagnes Rocheuses canadiennes – sites du patrimoine mondial de l’UNESCO. Les spécimens les plus significatifs ont été exhumés dans une nouvelle section des schistes de Burgess, découverte en 2012 par une équipe dirigée par le Musée royal de l’Ontario près de la formation de Marble Canyon, dans le parc national Kootenay.
Nous avons aussi étudié 44 spécimens provenant d’un autre gisement dans le parc national Kootenay, au sud-est de Marble Canyon. Ils avaient tous été préservés dans la même dalle (toute une prise! voir les images ci-dessous); sept autres fossiles provenaient des schistes de Burgess dans le parc national Yoho. Tous ces spécimens étaient en général en mauvais état, tout comme les quatre parents possibles de Metaspriggina découverts dans l’est des États-Unis. Malgré cela, tous ces fossiles sont importants, car ils laissent croire que cette espèce était plus répandue qu’on ne le croyait dans les mers entourant l’Amérique du Nord au Cambrien.
Sommaire des principales conclusions
Sept paires d’arcs branchiaux quasiment identiques (à gauche et à droite), composées d’une portion ventrale et d’une portion dorsale, sont merveilleusement conservées dans Metaspriggina, l’un des tout premiers vertébrés connus. Plus robuste que les autres, la première paire serait à l’origine des mâchoires.
Dans les années 1870, l’anatomiste Carl Gegenbaur a émis l’hypothèse qu’on retrouvait sans doute cette configuration d’arcs branchiaux chez le dernier ancêtre commun de tous les vertébrés. Bien que les biologistes aient souvent évoqué cet animal, on n’avait encore jamais trouvé de fossile venant confirmer sa théorie.
La première paire d’arcs branchiaux de Metaspriggina mènera à l’apparition des mâchoires des vertébrés, soutenues par la deuxième paire. Les cinq autres paires vont disparaître chez les vertébrés, sauf chez les poissons, où elles serviront surtout à la respiration (soutien des branchies) et à l’alimentation. Plus tard, certains os des mâchoires des mammifères se transformeront en osselets de l’oreille moyenne. On voit donc que l’évolution des arcs pharyngiens a eu une profonde influence sur la morphologie et le mode de vie des vertébrés modernes.
Notre étude prouve que les poissons à corps mou du Cambrien qui proviennent de Chine et d’Amérique du Nord se ressemblent et qu’ils pourraient appartenir à un groupe de poissons sans mâchoire datant de cette époque.
Conclusions sur Metaspriggina et son environnement
Metaspriggina un poisson sans mâchoire à corps mou. Même si sa longueur ne dépassait pas celle d’un pouce humain (environ 6 cm), l’un de deux spécimens incomplets trouvés dans les schistes de Burgess laisse supposer qu’il aurait pu atteindre de 8 à 10 cm. Ce poisson avait une petite tête. La partie antérieure derrière la bouche était large, alors que sa partie postérieure était aplatie.
Dépourvu de squelette, il avait peut-être un crâne cartilagineux, ainsi que des petites structures annonçant les futures vertèbres (arcualies) et une tige flexible appelée notochorde. Ces deux structures font d’ailleurs partie de la colonne des vertébrés. Située à l’avant, sous et derrière les yeux, la bouche ouvrait sur une grande cavité interne flanquée de sept paires d’arcs pharyngiens cartilagineux qui servaient à la fois à filtrer les particules alimentaires et à respirer (les branchies se trouvaient sur les deuxième à septième paires d’arcs pharyngiens). Aplatie au sommet, la tête était pourvue de grands yeux munis d’une lentille. Disposés derrière les yeux dans l’axe central de l'animal, deux petits sacs olfactifs lui permettaient de percevoir ce qui se passait dans son environnement.
Animation © Phlesch Bubble
La présence partout sur son corps de tissus musculaires en W, typiques des vertébrés et semblables à ceux qu’on voit sur une darne de saumon, laisse croire que Metaspriggina nageait bien (reconstitution ci-dessus). Il se peut qu’il n’ait pas eu de nageoires ou qu’elles n’aient pas été préservées. Selon son mode d’alimentation et la position de ses yeux, il vivait sans doute près des fonds marins. En effet, la position supérieure de ses yeux servait sans doute à détecter les prédateurs chassant en eaux moins profondes et associe très probablement ce poisson à la faune benthique. Cette hypothèse est étayée par le grand nombre de fossiles de Metaspriggina qu’on découvre aujourd’hui et qui ont été conservés dans les coulées de boue turbulentes qu’on trouvait alors au fond de la mer. On a découvert avec eux plusieurs arthropodes de tailles, morphologies et habitats variés, dont peut-être des prédateurs géants tels qu’Anomalocaris, animal pouvait atteindre un demi-mètre de long, sinon plus. Des vers marins appelés polychètes vivaient aussi dans les fonds marins boueux.
Des projets?
Une nouvelle expédition dirigée par le Musée royal de l’Ontario retournera cet été au parc national Kootenay dans l’espoir de trouver de nouveaux sites et spécimens du Cambrien dans des gîtes de type schistes de Burgess. Ses membres voudraient exhumer, entre autres, de nouveaux fossiles de Metaspriggina et d’autres espèces de poissons. Même si nous comprenons beaucoup mieux cet animal qu’avant, nous nous posons encore des questions, en particulier sur son anatomie, sa préservation et sa répartition. Avait-il des nageoires? Présentait-il une forme de dimorphisme sexuel? Quelle était sa taille? Pourquoi le trouve-t-on plutôt dans certains sites que d’autres? Allons-nous découvrir de nouvelles espèces de poissons?
Pour plus d’histoires sur les schistes de Burgess, consultez ce site Web bilingue primé :
https://burgess-shale.rom.on.ca/
REMERCIEMENTS
Metaspriggina dans les médias
Liste non exhaustive
Tom Spears, Ottawa Citizen Life before jaws: Meet your ancestor
Kate Allen, Toronto Star – Incredible’ fossil find pinpoints a never-before-seen moment in the rise of our ancestors
Margaret Munro, Postmedia News – Fishing for evolutionary secrets in the Rocky Mountains
Emily Chung, CBC News – Ancient Rockies fish fossils reveal origin of jaws
Carrie Tait, The Globe and Mail – Feature key to evolution found in fossil in Canadian Rockies
Carl Zimmer, New York Times – A Long-Ago Ancestor: A Little Fish, With Incipient Jaws
Tia Ghose, Live Science – Tiny Fish May Be Ancestor of Nearly All Living Vertebrates
El Mundo – Un pez de hace 500 millones de años desvela el origen de las mandíbulas en los vertebrados
Der Standdard.at – Ein Maul öffnet das Tor zur Welt
Русская планета – Главрыба
Maxime Feutry, CitizenPost – Un poisson primitif à l’origine des mâchoires?
Joël Ignasse, Sciences et Avenir – Voici un des premiers poissons ayant existé
Centre canadien science et médias – De nouveaux fossiles aux branchies étonnantes
Le Monde – Un poisson vieux de 505 millions d’années