Effacer l’histoire : La destruction d’artéfacts antiques
Publié
Catégorie
Auteur
Blog Post
par Clemens Reichel, Sascha Priewe et Sheeza Sarfraz
Affirmer que « ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire » est devenu un lieu commun, mais on signale rarement qu’en plus de l’écrire, ils la révisent. Tout comme les gouvernements maquillent les faits pour les nouvelles du soir et contrôlent de près les communicateurs avec les médias, ceux qui tiennent les rênes du pouvoir transforment ou omettent à leur guise les enseignements de l’histoire.
Sous le règne de Thoutmosis III dans l’Égypte ancienne et sans doute même avant, des artéfacts ont été détruits non par pur vandalisme, mais pour éliminer des noms et des visages de l’histoire – pour effacer la trace même de l’existence d’un chef. Des statues ou des fresques représentant la reine Hatchepsout, cinquième pharaon de la XVIIIe dynastie égyptienne, ont été endommagées ou démolies pour rayer son histoire et donc son influence sur la vie égyptienne. Sous Itzcoatl, les Aztèques ont détruit les codex des peuples conquis, les remplaçant par l’histoire sanctionnée par leur État. Ils ont contrôlé les sociétés en réécrivant leur histoire. Les despotes préfèrent les récits simples à une histoire complexe et nuancée.
Depuis une décennie, les manchettes regorgent d’histoires d’artéfacts détruits dans des points chauds d’Asie. Tout comme les Khmers rouges l’ont fait au Cambodge une dizaine d’années plus tôt, les Talibans ont démoli des statues de Bouddha de Bamiyan, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, afin d’effacer l’empreinte d’une religion indienne parvenue en Afghanistan voilà bien longtemps. Les forces chrétiennes comme musulmanes ont détruit la bibliothèque d’Alexandrie pour la même raison : combattre le « paganisme ». De tels agissements ne visent pas à établir la suprématie d’une religion, mais à effacer plutôt la religion méprisée afin d’éliminer le débat.
Aujourd’hui, en Irak et en Syrie, l’État islamique (ÉI) a saccagé Palmyre, ancienne ville romaine, et Nimroud, ancienne capitale assyrienne. Bien qu’on puisse sans doute imputer une partie de cette destruction au vandalisme, l’ÉI compte en son sein une organisation appelée « comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice », dont la tâche consiste entre autres à détruire des artéfacts issus ou non de l’Islam.
La destruction du patrimoine culturel par l’ÉI, loin d’être la simple manifestation d’un fanatisme religieux, a clairement des visées de propagande et d’idéologie. Fidèle à cet objectif, l’ÉI n’a d’ailleurs pas épargné les Musulmans. À ce jour, il a attaqué principalement des sanctuaires islamiques, dans le but ultime d’exercer un contrôle idéologique très strict. L’ÉI détruit des trésors et des artéfacts précieux afin de contrôler totalement le message. L’histoire nous enseigne qu’aucun régime n’est éternel, ce qui rend encore plus tragique la destruction d’artéfacts, toujours anéantis pour rien.
L’ÉI défigure l’architecture et les artéfacts historiques et massacre quiconque se trouve sur son chemin. Voilà quelques jours à peine, l’ÉI a assassiné Khaled al-Asaad, l’archéologue syrien qui avait refusé de lui révéler où se trouvaient des artéfacts exhumés de Palmyre. Tandis que la communauté archéologique mondiale affronte cette nouvelle vague de destruction culturelle à Palmyre, Sascha Priewe, directeur des Cultures anciennes du ROM, discute des attaques contre Palmyre avec son collègue Clemens Reichel, conservateur associé des cultures anciennes du Proche-Orient au ROM et professeur adjoint des civilisations du Proche-Orient et du Moyen-Orient à l’Université de Toronto.
Entrevue du 31 août 2015
Sascha Priewe : Depuis plusieurs années, les nouvelles de Syrie sont terrifiantes, mais récemment, le nombre des atrocités signalées ne cesse de s’accroître : la semaine dernière, le meurtre d’un éminent archéologue et aujourd’hui, l’explosion d’un temple, tous les deux à Palmyre. Vous travaillez en Syrie depuis une vingtaine d’années, mais cette année, vous passez l’été à Toronto et non sur le terrain. Cette situation doit vous frustrer. Comment vous touche‑t‑elle?
Clemens Reichel : Comment cette situation me touche‑t‑elle? La meilleure description que je puisse donner, c’est sans doute de dire que je me sens comme un itinérant. Cela peut paraître étrange aujourd’hui, mais pendant longtemps, voyager en Syrie – souvent plusieurs fois par année – était aussi courant qu’aller au centre d’achat. Depuis 2004, je dirige des fouilles à Hamoukar, vaste site au nord-est de la Syrie et ville ancienne détruite par la guerre aux environs de l’an 3500 avant notre ère. J’ai donc vécu en Syrie plusieurs mois par année. Aujourd’hui, devant les images du pays dévasté et des nombreux réfugiés, le public associe la Syrie à des choses terribles, ce qui est compréhensible, mais à l’époque, on trouvait dans ce pays merveilleux un peuple très accueillant, une cuisine excellente et une histoire riche et variée. Comme dans tous les coins du monde, il ne fallait pas confondre peuple et politique; la Syrie que j’ai connue restera toujours l’un des mes pays préférés au monde.
S.P. : Palmyre, célèbre site archéologique classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, fait la une depuis mai dernier, après avoir été occupée par l’ÉI. Vous l’avez visité plusieurs fois par année. À quel souvenir êtes‑vous le plus attaché? Quelle a été votre expérience du lieu?
C.R. : En arrivant à Hamoukar par Damas, nous devons presque inévitablement nous arrêter à Palmyre, à peu près pour les mêmes raisons que les caravanes qui y faisait halte il y a des milliers d’années. Cette oasis naturelle arrosée de sources se trouve au milieu du désert qui recouvre presque tout le territoire du sud de la Syrie. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait été à la croisée de plusieurs routes de commerce importantes entre l’Asie centrale et la Méditerranée, connues plus tard sous le nom de Route de la soie. C’est le commerce qui a fait la richesse de Palmyre. Presque deux millénaires après sa disparition, on sent encore son importance géopolitique lorsqu’on approche de la ville moderne, appelée Tadmor. Après avoir traversé pendant plusieurs heures un paysage désertique monotone (peu importe la direction d’où l’on vient), on aperçoit soudain des palmiers et des jardins. Si l’on peut saisir l’importance de l’eau, ici plus qu’ailleurs, elle revêt tout son sens. On voit ensuite la ville ancienne avec ses routes à colonnes resplendissantes, ses temples, ses théâtres et ses marchés. À midi, la chaleur les rend étincelants. Cependant, c’est à l’aube et au crépuscule, lorsque la ville s’enveloppe d’une chaude lumière rougeâtre, que ce site est encore plus impressionnant. À cette heure-là, quand on voit Palmyre (l’un de mes arrêts préférés lorsque je dirigeais des visites guidées en Syrie) depuis la citadelle des Ayyoubides construite vers l’an 1230 de notre ère, on comprend parfaitement pourquoi de nombreux voyageurs continuent de décrire Palmyre comme le plus bel endroit de Syrie, voire de tout le Moyen-Orient.
S.P. : Les dernières nouvelles de Palmyre confirment qu’on a raison de s’inquiéter de sa sécurité, depuis que l’ÉI s’en est emparé. Pourquoi Palmyre est‑elle importante? Pourquoi devrions‑nous nous préoccuper de cet endroit?
C.R. : Comme je l’ai indiqué, le commerce a enrichi la ville, dont le nom apparaît dans des sources historiques dès le premier siècle avant notre ère. Au premier siècle de notre ère, Palmyre, tombée sous influence romaine, conserve cependant un degré d’autonomie important. Grecs et Romains y vivent aux côtés de la population locale (dont la langue s’apparente à l’araméen), formant une société vraiment cosmopolite. Mais Palmyre est devenue plus qu’une colonie, un comptoir commercial. À la fin du troisième siècle de notre ère, elle se sent assez forte pour combattre Rome. En 270-271, sous le règne de la légendaire Zénobie, les troupes s’emparent du Levant, de l’Égypte et d’une grande partie de l’Anatolie. La réaction des Romains ne tarde pas : en 272, Zénobie est vaincue. Selon la légende, elle aurait été emmenée à Rome emprisonnée dans des chaînes d’or. Au début, la ville est sauvée, mais après une autre rébellion survenue en 273, les troupes romaines la réduisent en ruines.
Lorsqu’on visite le site aujourd’hui, on s’aperçoit, bien sûr, que beaucoup de vestiges ont échappé à la destruction romaine et la ville révèle son caractère multiculturel. Ses rues bordées de colonnes, son sénat et son tétrapyle semblent profondément romains, mais l’agora (marché) et le théâtre rappellent les villes grecques. Un examen attentif des colonnes montre la présence d’éléments romains, grecs et égyptiens, ainsi que d’éléments typiques du style local. L’architecture religieuse témoigne également de cet heureux mélange de styles. Le majestueux temple de Bêl, maître des dieux du panthéon araméen, avec ses colonnes et son péristyle, ressemble à première vue à un temple grec. Dans sa conception cependant, il fonctionne davantage comme un temple mésopotamien. C’est cette diversité, reflet de son ouverture et de son internationalisme, qui rend Palmyre si fascinante.
S.P. : Combien de dommages l’ÉI a‑t‑il infligés à Palmyre à ce jour?
S.P. : L’ÉI commet des atrocités contre les peuples, et de nombreuses personnes ont été assassinées à Palmyre après la chute de la ville. Devant les énormes pertes humaines subies pendant le conflit syrien, pouvons‑nous déplorer la démolition de quelques ruines, question qui est régulièrement posée lorsque les destructions commises par l’ÉI font les manchettes?
C.R. : On ne peut pas établir une telle comparaison. Mettre en parallèle les antiquités et la vie d’individus est inconcevable, et tout être humain se doit de rejeter une telle suggestion. Mais le sous-entendu matérialiste de la question me dérange. La vie humaine est irremplaçable, le patrimoine culturel l’est aussi. Si vous le détruisez, il n’existe plus, il a disparu à tout jamais. Je ne peux ni ne veux donner une valeur monétaire à ce qui sera possiblement détruit à Palmyre et dans d’autres endroits d’Irak ou de Syrie. À quoi bon, puisque nous ne pouvons pas les remplacer?
Plus précisément, l’opposition entre « vie humaine et antiquités » banalise le sacrifice de nos collègues syriens et irakiens qui poursuivent leur travail en s’exposant à de grands risques. Comme vous l’avez indiqué plus tôt, la semaine dernière, l’ÉI a brutalement assassiné Khaled al-Assad, éminent archéologue syrien de 82 ans expert de Palmyre. Les médias du monde entier ont diffusé la nouvelle en détail, soulignant que, malgré la torture, l’archéologue a refusé de révéler où se trouvaient les artéfacts provenant du site. Le meurtre d’un confrère de renom m’a secoué et je condamne cet acte lâche avec virulence. En même temps, je respecte son courage et son engagement – il n’a pas abandonné Palmyre, il a résisté pour protéger le travail auquel il a voué sa vie. L’un de nous aurait‑il eu le courage d’en faire autant?
S.P. : Parlez-moi du lien entre le ROM et Palmyre.
C.R. : Le Musée n’a pas travaillé directement à Palmyre, mais nous avons la chance de posséder trois stèles funéraires, exposées dans la Galerie Joey et Toby Tanenbaum de Rome et du Proche-Orient. On y voit les images des défunts – deux hommes et une femme – identifiés par leur nom et leur filiation. Leur tenue – les vêtements portés ainsi que les bijoux – indiquent clairement qu’ils appartenaient à la haute société de Palmyre. La fusaïole que tient la femme fait allusion aux tâches domestiques des femmes, mais, dans ce cas, elle pourrait être avant tout symbolique.
Si vous allez voir la sculpture palmyrénienne, regardez certaines des vidéos juste à côté. En décembre 2010, j’ai voyagé en Syrie avec l’équipe des nouveaux médias du ROM. Les responsables des antiquités nous ont réservé un accueil extraordinaire, et ils nous ont autorisés à filmer en toute liberté non seulement à Palmyre, mais aussi dans de nombreux lieux de Syrie aujourd’hui détruits ou menacés de l’être. À cette époque, nous ne nous doutions pas que nous étions en train d’immortaliser ces lieux et je suis vraiment heureux que ces images existent.
S.P. : Maintenant que les œuvres d’art syriennes et irakiennes qui ont été pillées se retrouvent sur le marché américain ou londonien, ou encore qu’on prétend les offrir sur eBay, que peuvent faire des individus comme vous et moi?
C.R. : La première réaction serait d’acheter et donc de sauver un objet historique. Mais ne le faites surtout pas! L’ÉI a pillé plusieurs musées et se prépare à extraire systématiquement les antiquités des sites archéologiques afin de financer ses activités. Autrement dit, en achetant de telles antiquités, vous financez l’ÉI. Ce n’est pas votre intention, n’est‑ce pas?
Je sais que bien des gens pensent que des artéfacts provenant de zones de conflit du globe, telles que la Syrie ou l’Irak, sont plus en sécurité dans les musées occidentaux. Rappelez-vous seulement que ces artéfacts ont déjà été pillés – ils ont perdu leur contexte archéologique et diverses données (la poterie, les échantillons biologiques ou botaniques ou encore la datation au carbone 14), utiles pour dater et situer un artéfact dans son contexte, sont irrémédiablement détruites.
Nous ne saurons jamais non plus si les artéfacts vendus sur le marché des antiquités sont authentiques ou non. Au mieux, nous pouvons les dater et les situer en nous fondant sur ce qui a été extrait correctement, mais nous n’apprendrons pas grand‑chose. Ce personnage funéraire, qui représente un citoyen palmyrénien allongé, décorait autrefois le dessus d’un sarcophage. Plusieurs sculptures tombales envoyées au musée de Palmyre ont été sauvées avant que l’ÉI s’empare des lieux. Celles qui sont restées sur place risquent fort d’être détruites. Vous pouvez nous aider à surveiller le marché : si vous remarquez un artéfact douteux, adressez-vous aux douanes ou à la police. Ces organismes peuvent décider avec qui communiquer pour obtenir l’avis d’un expert.
S.P. : Que peuvent faire les musées à ce sujet?
C.R. : Ce qui est vrai pour les individus l’est aussi pour les musées : ce n’est pas le moment d’assouplir les politiques d’acquisition sous prétexte de « sauvegarder » un patrimoine culturel. Les actions de l’ÉI ne peuvent pas être contrées par des musées qui adopteraient la mentalité des collectionneurs du xixe siècle. Nous devons coopérer avec nos homologues syriens et irakiens, quelles que soient nos convictions politiques, et nous devons être prêts à créer des partenariats avec des musées locaux lorsque le temps et la logistique nous le permettront (espérons‑le). De tels partenariats peuvent prévoir des prêts à long terme d’artéfacts aux musées occidentaux, ce qui serait à l’avantage des deux parties : l’institution prêteuse conserverait ses droits de propriété et l’institution hôte se consacrerait à la conservation, la restauration et la recherche plutôt qu’à l’acquisition d’artéfacts de provenance inconnue.